Muraille de Chine

Investir dans le secteur de la défense : le difficile équilibre entre intérêts stratégiques et éthique

  • Partner - Responsable de la Gestion Financière - Rothschild Martin Maurel

« L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat »

Sun Tzu,  L’art de la Guerre

Après trois décennies de réduction des budgets de dépenses militaires en Europe - tendance quelque peu accélérée par les mesures d’austérité provoquées par la crise de 2008 - l’invasion russe en Ukraine est venue nous rappeler que le secteur de la défense, en plus de son rôle stratégique, est un domaine où l'équilibre entre les enjeux de sécurité nationale, les impératifs économiques et les considérations d’ordre éthique s’avère crucial !

En effet, les relations actuelles entre les grandes puissances, notamment les États-Unis, la Russie et la Chine, ont atteint des niveaux de menace rarement observés, alimentant des inquiétudes quant à la stabilité mondiale. La liste, non exhaustive, des tensions se révèle particulièrement longue : invasion de l’Ukraine par la Russie, conflits en mer de Chine méridionale, situations tendues en Corée(s), à Taïwan, au Proche et Moyen-Orient, au Niger, dans le Sahel, au Soudan mais aussi en Amérique latine etc... Ces risques influent directement sur les décisions gouvernementales, sur les alliances stratégiques, sur l’approvisionnement en matières premières, mais aussi sur les décisions d'investissement des entreprises, introduisant une dimension de risque et d'incertitude supplémentaire.

De fait, des conflits régionaux, tels que ceux au Moyen-Orient, ont persisté et évolué, créant des défis complexes en matière de sécurité et de stratégie militaire. Ainsi, les récentes tensions au large du Yémen, en Mer rouge, ont fini par aboutir à un détournement du trafic maritime mondial passant par le Canal de Suez. Et les répercussions sur le commerce mondial, le coût du fret maritime, les chaines d’approvisionnement, le prix de l’énergie et l’inflation ne sont pas à prendre à la légère si cela devait persister.

 

Prise de conscience des Etats

Le président ukrainien et son entourage l’ont répété à l’envi ces derniers mois : les stocks européens de munitions s’épuisent. Et pour cause, le ralentissement des investissements dans le secteur européen de la défense ces trente dernières années a fortement limité les réserves stratégiques.

Selon une étude du Think Tank britannique « The International Institute for Stategic Studies » datant de 2022, les équipements lourds de combat et de dissuasion (chars, avions, bateaux et sous-marins) des principaux pays européens ont baissé entre 40 et 75% depuis le début des années 90. Or, l’ère de paix qui paraissait devoir régner depuis la chute de l’Union soviétique semble aujourd’hui révolue. À la suite de l’invasion de l’Ukraine, la réaction des Etats-membres s’est inscrite en totale opposition à cette tendance ! Très nombreux sont les pays européens à avoir décidé d’augmenter leur budget de dépenses militaires pour les années à venir.

Ainsi, l’Allemagne a créé un fonds spécial de 100 milliards d’euros supplémentaires pour des investissements s’étalant jusqu’en 2028. De son côté, la France devrait accroitre d’un tiers son budget d’ici 2030 ; l’Italie, quant à elle, va allouer 0,5% supplémentaire de son PIB à ses dépenses de défense, l’Espagne 0,7%, etc.

La nouvelle tendance semble ancrée, même si l’Europe a accumulé un retard certain. En incluant le Royaume-Uni, le Vieux Continent représente seulement 20% des dépenses du secteur au niveau mondial. De plus, par souci de « souveraineté nationale », il n’y a pas encore de vraies structures de défense communes à tous les Etats-membres…

Certes, une Agence Européenne de la défense existe, mais plutôt sous le rôle de conseiller dans la collaboration entre les Etats-membres. De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis, avec plus de 800 milliards de dollars alloués en dépenses militaires en 2022 (près de 3,5% de son PIB), n’ont jamais vraiment baissé la garde. Soit l’équivalent de près de 42% des dépenses mondiales du secteur de la défense ! Dans la même veine et sans surprise, la Chine se place en deuxième position ; les chiffres variant toutefois entre 300 et 700 milliards de dollars par an suivant les budgets. Loin de nos frontières, d’autres pays ont également significativement augmenté le budget en défense : le Japon, l’Australie, la Corée du Sud et l’Inde, notamment.

 

Financement du secteur : de nombreux défis

Bien que ces hausses de dépenses soient actées, les gouvernements, au travers de leurs dépenses publiques, font face à plusieurs vents contraires. Tout d’abord, la hausse des taux augmente le coût de la dette, et l’inflation celui des contrats. Ensuite, les élections à venir, notamment aux Etats-Unis en fin d’année, sont des facteurs qui peuvent également renverser la vapeur.

Rajoutons à cela que la question « éthique » du financement de l’armement peut susciter des préoccupations auprès d’investisseurs qui pourraient être réticents à investir dans ce secteur qui comporte des risques réputationnels certains. Même si le financement « indirect » du secteur de la défense par la souscription d’un emprunt d’Etat (par exemple) ne semble pas être un sujet, certains investisseurs préfèrent exclure le secteur entièrement par souci de simplicité et de sécurité par rapport à leur image, ou à leurs convictions.

D’ailleurs, au sein des institutions européennes, le sujet demeure complexe. Des voix s’élèvent afin que la Banque Européenne d’Investissement (BEI) puisse investir dans le secteur via l’octroi de prêts, mais la modification de la liste des activités exclues relève de la responsabilité des 27 Etats-membres actionnaires de la BEI. Et le fait que la BEI commence à « investir » dans les armes et les munitions pourrait affecter la sphère ESG : près de la moitié des 44 milliards d’EUR1 d’obligations de la BEI émises en 2022 portaient un label « investissement durable » …

À ces difficultés s’ajoutent à la fois une certaine opacité de la part des industriels (informations conservées sous le secret-défense par exemple) mais aussi l’influence importante et subjective exercée par les États (attribution des contrats, encadrement des exportations, etc.).

Enfin, il n’est pas à exclure que les entreprises présentes dans la défense aient à affronter une montée des pressions des investisseurs – notamment européens – pour séparer les activités civiles (qui pourraient être cotées en Bourse) des activités militaires, considérées comme devant être exclues des stratégies d’investissement. En effet, les normes relatives à l’ESG et les politiques d’exclusion sont nettement plus strictes en Europe qu’aux Etats-Unis, ou dans le reste du monde. Ensuite, la terminologie « armement » reste délicate. Sont en général exclues les valeurs ayant une exposition aux armes controversées. À ce sujet, le Groupe Rothschild & Co a mis en place une politique d’exclusion concernant les investissements dans les sociétés impliquées dans la production d’armes controversées. Cette politique d’exclusion s’applique aux entreprises impliquées dans la production d’armes interdites par la Convention d’Oslo sur les armes à sous-munitions (2008) et le Traité d’Ottawa sur les Mines Antipersonnel (1999).

Ainsi, des groupes comme Boeing ou Lockheed Martin sont exclus de nos gestions, ayant une connexion avec les armes non conventionnelles, notamment à sous-munitions via la production de certains avions de combat et autres missiles. À l’inverse, signe d’appétit des investisseurs, le groupe allemand Rheimetall, producteur du fameux char Léopard II, a fait son entrée fin 2023 dans l’indice national DAX, ayant une exposition exclusive aux armes conventionnelles.

 

Nous devons nous tourner vers la production d'armements à grande échelle. (…) La puissance de l'Allemagne seule ne suffit pas.(…) Une défense forte nécessite une base industrielle solide. Celle-ci verra le jour si nous, Européens, regroupons nos commandes, si nous mettons en commun nos moyens et donnons ainsi à l'industrie des perspectives pour les 10, 20 ou 30 prochaines années

Olaf Scholz, chancelier allemand, le 12 février 2024

Vers un assouplissement des politiques d’investissement en matière d’ESG ?

Avec la mise en place en 2021 de la réglementation SFDR2 en Europe, laquelle vise à distinguer de façon transparente les investissements "verts" des autres placements, les gestionnaires de produits financiers ont dû s’adapter. Pour rappel, les supports financiers qui ont des objectifs forts de durabilité sont classés sous une catégorie dénommée « Article 9 », les produits qui intègrent des éléments ESG en Article 8 et les produits qui n’ont pas d’objectifs de durabilité sous l’Article 6. Ainsi, les fonds d’investissement classés Article 8 et Article 9 commercialisés sur le sol européen continuent logiquement d’être moins exposés aux sociétés productrices d’armements que les fonds classés Article 6.

Selon une étude de Morningstar datant de janvier 20243, environ 70 % des fonds Article 8 et 90 % des fonds Article 9 n'avaient aucune exposition dans des armes controversées à fin décembre 2023, contre 56% pour les produits sous Article 6. Toujours selon cette même étude et à fin septembre 2023, le nombre de fonds ESG qui détenaient des actions du secteur Aérospatiale et Défense a augmenté de 25% depuis l’invasion de l’Ukraine (même si une grande partie de ces fonds a été convertie en « ESG » au cours de la période).

Ainsi, ESG et secteur de la défense ne sont pas forcément incompatibles. L'adoption croissante des normes ESG dans le secteur de la Défense témoigne d'une évolution vers une responsabilité accrue. D’ailleurs, nous ne serions pas étonnés de voir apparaitre un jour un label intégrant des critères ESG adaptés au secteur de la défense et pouvant bénéficier à l’ensemble des industriels du secteur. Certains acteurs ont déjà pris les devants comme l’une des principales banques suédoises, la SEB, qui a levé certaines interdictions en 2022 estimant que les investissements dans l'industrie de la défense sont d'une importance clé pour soutenir et défendre la démocratie, la liberté, la stabilité et le respect des droits. Début janvier 2024, c’est au tour de la Fédération Bancaire Française de se déclarer « favorable à un régime d’exception stratégique ».

Finalement, l’investissement dans le secteur de la défense reste complexe et délicat. Une transparence accrue des acteurs du secteur permettra probablement une approche moins fermée des investisseurs sur leurs politiques d’exclusion. Cette transparence devra se faire aussi bien sur l’exposition aux armes controversées que sur la stratégie de transition écologique afin de répondre aux problématiques de taxonomie verte (SFDR).

 

D’autres enjeux…

Mais la sécurité des intérêts nationaux ne se joue pas uniquement sur le terrain purement militaire. Il serait en effet réducteur de dire que les enjeux de défense se limitent à la production ou à l’équipement en armes, avions de combat, drones… ou autres munitions.

À titre d’exemple, la sécurité numérique, déjà bien présente au niveau des infrastructures technologiques privées ou publiques, devient un enjeu de sécurité nationale tellement prégnant que plusieurs Etats en ont fait une branche spécifique de leur armée, au même titre, que leur armée de l’Air (et de l’Espace parfois). La cybersécurité a donc, à ce titre, toute sa place dans nos portefeuilles.

De plus la sécurité concerne aussi des secteurs clefs, qui ont parfois révélé leur importance décisive durant l’épidémie de virus Covid-19 : approvisionnement en médicaments, souveraineté alimentaire (ou en eau potable), indépendance énergétique, protection certaine des brevets et innovations… Dans le même ordre d’idée, la sécurité et la défense des intérêts nationaux passent aussi par la guerre de l’information, du renseignement et de l’opinion. En ce sens un défi aussi évident que celui de la fourniture en semi-conducteurs sécurités et non piratables s’avère capital. Dans nos démocraties parfois gangrénées par le populisme et l’absence de réflexion, voire par des risques de déstabilisation sociale, ce type d’enjeux relève indéniablement de la sécurité nationale.

En conclusion, le financement et les investissements dans le secteur de la défense sont confrontés à des défis complexes, notamment liés aux préoccupations éthiques des investisseurs et aux pressions réglementaires croissantes en matière d'ESG. Mais ces investissements s’avèrent indispensables au moment où nos démocraties s’engagent dans un nouveau cycle de réarmement et de développement de leurs réponses à de multiples menaces - parfois vitales. Ainsi, en décidant de participer au financement d’entreprises indispensables aux secteurs de la défense ou de la cybersécurité, nous accompagnons, à notre échelle, certains des enjeux cardinaux de nos nations. En essayant, ce faisant, de limiter la montée en puissance, au niveau du capital d’entreprises clefs, d’actionnaires aux intentions discutables, voire hostiles.

Les enjeux de paix et d’indépendance l’exigent.

 

1 - EIB Investor Relations Presentation December 2023 https://www.eib.org/attachments/fi/eib-investor-presentation.pdf

2 - La SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) est une réglementation visant à promouvoir la durabilité dans le secteur de la finance en Europe.

3 - Morningstar SFDR Article 8 and Article 9 Funds: Q4 2023 in Review